24 janvier 2021
Source : Truthout.org sur Flickr
L'année commence à peine (quoique le mois de janvier est quand même presque fini, il ne s'agirait pas non plus de se laisser aller), et déjà l'actualité nous bouscule. Le 8 janvier 2021, deux jours après la prise du Capitole (qui est rentrée immédiatement dans le top 10 de mes prises préférées, certes loin derrière celle de la Bastille mais devant la prise électrique de type A qui ne convainc plus personne), Twitter a suspendu définitivement le compte de leur plus fameux usager, Donald Trump (@realDonaldTrump pour les familiers).
L'entreprise défend cette décision par une analyse de texte des précédentes publications du Président (ex-, désormais), indiquant qu'elles incitaient à la violence, ce qui est contraire à leur politique relative à la glorification de la violence. En effet, cette dernière dit explicitement “You may not threaten violence against an individual or a group of people”.
Nombreux sont ceux néanmoins à avoir souligné que l'individu n'en était pas à sa première incartade et que la plateforme avait longtemps toléré ses prises de position « discutables » (permettez-moi l'euphémisme). Twitter jusque là s'était contenté de mettre des annotations sur les publications de Donald Trump pour souligner qu'elles contenaient de fausses informations ou qu'elles faisaient, justement, l'apologie de la violence, sans aller plus loin et défendant que les écrits de Donald Trump étaient d'intérêt public, de par sa position de chef d'État.
Dans la foulée de cette décision, il s'est également trouvé des personnes pour s'en indigner, en particulier dans le corps politique français. Bruno Le Maire par exemple dit au micro de France Inter : « Ce qui me choque c’est que c'est Twitter qui ferme le compte de Trump. La régulation des géants du numérique ne peut pas et ne doit pas se faire par l’oligarchie numérique elle-même. Elle est nécessaire mais elle doit se faire par les États et par la Justice. ». Son collège de Bercy, Cédric O, secrétaire d’état chargé de la transition numérique et des communications électroniques, est plus mesuré mais souligne quand même que :
« La fermeture du compte de Donald Trump par Twitter, si elle peut se justifier par une forme de prophylaxie d’urgence, n’en pose pas moins des questions fondamentales. La régulation du débat public par les principaux réseaux sociaux au regard de leurs seules CGU alors qu’ils sont devenus de véritables espaces publics et rassemblent des milliards de citoyens, cela semble pour le moins un peu court d’un point de vue démocratique. Au-delà de la haine en ligne, nous avons besoin d’inventer une nouvelle forme de supervision démocratique. »
À cela, une réaction immédiate est de souligner l'hypocrisie de la classe politique française, et en particulier de ce gouvernement, qui, il y a de ça quelques mois, soutenait la loi contre les contenus haineux sur internet, dite loi « Avia », qui justement déléguait à ces mêmes réseaux sociaux la charge de supprimer en 24 heures les contenus « haineux » ou faisant l'apologie du terrorisme, sans même l'intervention préalable d'une autorité judiciaire. C'est justement sur cette base que le Conseil constitutionnel a largement censuré le texte (là le terme est approprié), le vidant considérablement de sa substance.
Il s'est également fait jour des voix pour souligner que Twitter, comme Facebook, YouTube et consorts, sont des entreprises privées avec leurs propres conditions générales d'utilisation, qu'elles peuvent faire appliquer comme bon leur semblent, à leur entière discrétion. En effet, cela fait longtemps que les réseaux sociaux ne sont plus de simples hébergeurs mais au contraire font de l'éditorialisation de contenus en fixant des interdits sur ce qu'il est permis ou non de publier, et en mettant certaines publications en avant à défaut d'autres, parce qu'elles sont plus populaires et sont plus susceptibles d'intéresser leurs annonceurs et leurs usagers (annonceurs qui vont ainsi lâcher de l'argent pour placer leurs pubs et usagers qui vont passer plus de temps sur la plateforme, et regarder des pubs).
Donc, qu'en penser ? Je ne crois pas que la liberté d'expression de Donald Trump soit en danger, son cas ne m'inquiète pas outre-mesure. Cependant, il est de nombreuses personnes qui tous les jours se font également suspendre leur compte sur Twitter, ou ailleurs sur les réseaux sociaux, sans que l'entreprise ne fasse un communiqué pour expliquer leur décision ou que Bruno Le Maire ne prenne la parole pour dénoncer « l'oligarchie numérique ». Or, s'il est vrai que les grandes plateformes numériques sont des entreprises privées, leur gigantisme fait d'elles des acteurs incontournables du débat démocratique et de la discussion publique d'une manière générale. Ainsi, Facebook et Twitter sont en situation de quasi-monopole.
Cela ne se limite pas d'ailleurs à ces seuls acteurs. Si votre activité est la production de vidéos et que YouTube ferme votre chaîne, vous êtes mort, tant ce seul site internet est incontournable dans ce secteur. De même avec Twitch pour la diffusion en direct. YouTube et Twitch imposent leurs règles du jeux, posant des interdits, ce qui a des répercussions très importante sur tout un pan de la production culturelle sur internet. Et là aussi, jamais on entend un ministre intervenir lorsqu'untel ou unetelle se voit exclure par une de ces plateformes.
Au delà même des réseaux sociaux, d'autres acteurs ont droit de vie ou de mort sur certains aspects du web. Cloudflare par exemple est une entreprise fournissant des services de CDN : Content Delivery Network, c'est-à-dire qu'ils font l'interface entre vous et les sites web que vous visitez. Ils permettent d'optimiser l'utilisation des ressources et également de protéger les sites internet contre les attaques par déni de service. Et bien on estime que 15 % des sites internet font appel aux services de Cloudflare. Ce qui signifie que quand Cloudflare tombe en panne, ce qui arrive, 15 % du web est inaccessible.
Un autre acteur important et peu connu du grand public est Amazon Web Services, qui fournit entre autres des services d'hébergement, largement utilisés par de nombreux services en ligne dans le monde. C'était notamment le cas du réseau social d'extrême droite Parler. J'en parle au passé car le 12 janvier dernier, AWS a décidé de le déconnecter du réseau, rendant le site et l'application effectivement inaccessibles à ses usagers.
Encore une fois, la liberté d'expression des néo-nazis n'est pas quelque chose qui me tient particulièrement à cœur, mais il importe d'avoir conscience du poids qu'ont les grandes plateformes sur le fonctionnement effectif d'internet. Car si ce réseau, internet, a été conçu comme quelque chose de libre et d'ouvert, il est aujourd'hui largement entre les mains de grandes corporations qui y font ce qu'elles veulent, avec pour principale motivation l'argent. Et cela tend à remettre en question jusqu'à la sacro-sainte neutralité du Net, plus que jamais menacée par des entreprises capitalistes là où d'autres acteurs, plus démocratiques, devraient jouer un rôle.
Mais alors que faire ? Doit-on s'en satisfaire, au prétexte qu'il faut laisser la main invisible du marché faire son œuvre ? Je ne crois pas non. Il paraît commun que tous les secteurs stratégiques d'activité soient réglementés, de la banque à la presse en passant par le logement. Il n'est pas de raison que les plateformes numériques fassent exception. Je doute cependant qu'il faille dans l'immédiat attendre beaucoup de l'État et de nos gouvernants, qui montrent régulièrement leur incompréhension du fonctionnement même d'internet et qui ont dans cette affaire surtout montré qu'ils étaient plus inquiets pour leur propre liberté d'expression que par celles de tous leurs concitoyens. Au niveau de l'Union européenne, on trouve dans les tuyaux le Digital Services Act (que je n'ai pas encore lu), qui ambitionne de réformer le droit des plateformes numériques.
À notre échelle, il est aussi capable d'agir, en concevant et supportant des plateformes alternatives qui de par leur conception seront moins sensibles à l'arbitraire. C'est notamment ce qu'on appelle le fédiverse, qui est une approche nouvelle des réseaux sociaux. Plutôt que de défendre un modèle centralisé classique géré par un seul acteur, il s'agit de déployer une fédération de plusieurs instances décentralisées d'un même service. Ces instances communiquent par ailleurs entre elles, permettant à une personne inscrite sur une de ces instances d'intéragir avec les utilisateurs des autres instances. Par ailleurs, les administrateurs de chaque instance peuvent fixer leurs règles sur le serveur dont elles ont la charge, dans le cadre fixé par la loi, distribuant ainsi les responsabilités et évitant les situations de monopole.
Deux exemples d'applications concrètes sont Mastodon, qui est une alternative à Twitter, et PeerTube, qui est une plateforme d'hébergement de vidéos. La direction interministérielle du numérique, qui est la branche un peu geek du gouvernement, a par exemple lancé sa propre instance Mastodon réservée aux agents de l'État.
À noter que ce mode de fonctionnement n'est pas sans rappeler le partage de fichiers en pair-à-pair (ou peer-to-peer), avec des protocoles comme BitTorrent. On reconnait également là le fonctionnement d'un autre réseau social, Reddit, qui fonctionne en communautés appelées subreddits. Chaque subreddit a ses propres modérateurs qui fixent leurs propres règles, dans le cadre des règles posées par ailleurs par la plateforme. Ce système permet la coexistence de communautés très différentes, pour parler politique, donner des conseils de vie ou s'échanger du contenu pornographique. Reddit a néanmoins lui aussi dû sévir face à certaines communautés peu versées dans la bienveillance. Ce fut notamment le cas lorsqu'il ferma le subreddit r/The_Donald qui rassemblait les partisans… de Donald Trump.
Pour conclure, veillons à ce qu'internet ne se trouve pas seulement entre les mains de quelques grandes entreprises privées dont l'intérêt est le profit. Ce phénomène, qui a été accéléré par la disparition des blogs (comme celui que vous êtes en train de lire, et que je m'échine à maintenir sans utiliser BlogPost ou Medium) au profit des réseaux sociaux traditionnels, n'est pas une fatalité, est peut être contré en soutenant les initiatives en faveur d'un Web libre et ouvert.
La question n'est pas de savoir s'il fallait ou non supprimer le compte Twitter de Donald Trump (oui, probablement), mais comment faire en sorte que ce genre de décisions qui impactent des milliers d'individus anonymes chaque jour soit moins arbitraires et moins porteuses de conséquences sur la liberté d'expression des personnes.
Il y aurait encore beaucoup à dire, sur les meilleures stratégies de modération pour un réseau social, ou sur comment la façon dont les plateformes sont conçues influence les discussions, mais ce sera tout pour aujourd'hui. À bientôt.